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Rencontres à l’échelle # 1 – 10 et 11 novembre 2012 – Marseille / Bancs Publics

AU CREUX DU TOURBILLON SANGLANT, L’INQUIETANT DESOEUVREMENT

Julie Kretzschmar Thomas Gonzalez / La cicatrice La préface du nègre / ALAIN KAMAL MARTIAL KAMEL DAOUD   /mise en lecture

avec Manuel Vallade et Gurshad Shaheman & Aurélien Arnoux

&

Camel Zekri accompagné par Thierry Bedard / SOUS LA PEAU (d’après des textes de Frantz Fanon)

avec Camel Zekri et Sharif Andoura

Précision sur l’organisation d’une soirée. Un festival cela peut être beaucoup  de choses mais avant tout de créer un espace critique qui mette en perspective les objets présentés sans leur ôter leur autonomie. La première soirée des Rencontres à l’Echelle (Marseille) a ainsi mis en regard deux objets distincts mais pour créer des résonances. D’abord, Sous la peau est un projet du musicien Camel Zekri d’origine algérienne, connu comme improvisateur,d’après des textes de Franz Fanon. C’est Camel Zekri qui a fait le montage de texte. Thierry Bedard l’a accompagné pour la mise en scène  et lui a présenté Sharif Andoura. Et puis il y a la mise en lecture et espace conçue et dirigée par Julie Kretzschmar et Thomas Gonzalez, de deux textes montés en diptyque, également doublé d’un travail instrumental d’improvisation live (Aurélien Renoux) : le premier est d’Alain Kamal Martial, auteur mahorais désormais directeur du centre dramatique national de la Réunion, La cicatrice, et est lu par Manuel Vallade ; et le second est de Kamel Daoud, journaliste algérien et écrivain, La préface du nègre, et est lu par Gurshad Shaneman. La soirée fait relie en pointillé des écritures nées de la révolte contre toute forme de colonialisme (pour le dire rapidement) mais d’époques différentes. Entre Frantz Fanon et Kamel Daoud, il y a l’Histoire, celle de l’Indépendance et de la naissance d’un Etat Algérien contemporain. Cependant, à l’écoute, c’est moins le contenu que le type d’énergie qui anime la parole de l’auteur, qui évolue. Frantz Fanon, quelque part, est encore innocent ; il peut écrire qu’il vit et oeuvre pour que plus jamais des peuples soient brisés et des cultures défigurées ; son intonation est celle d’un tribun, ou, quand il est plus proche de la confidence, celle d’un auteur qui ne doute pas de la puissance de sa pensée. Alain Kamal Martial ou Kamel Daoud, eux, ne s’adressent plus au vaste monde mais à un lecteur individuel, isolé, perdu. Il reste que l’incroyable montage de Camel Zekri transmet une pensée de Frantz Fanon qui résonne plus que jamais, avec une fraîcheur surprenante, justement parce que cette force d’insurrection et aussi d’action nous étonne désormais mais nous invite aussi à comprendre ce qui nous écrase.

L’écrasement n’est pas une fatalité. Frantz Fanon, français d’origine antillaise, médecin psychiatre, s’est engagé après la seconde guerre mondiale auprès des indépendantistes algériens tout en oeuvrant dans un hôpital et en questionnant la psychiatrie par rapport aux traumatismes psychiques des colonisés. Il est notamment connu pour avoir remis en cause tout ce que la psychiatrie a d’européocentriste voire de raciste. J’ouvre une parenthèse :

Camel Zekri

[Camel Zekri cite (ou fait entendre une citation de Frantz Fanon) un texte d’un aliéniste et psychiatre, de 1935, qui, au nom de concepts soi-disant scientifiques, démontre pourquoi « l’indigène » (sic) a un cerveau végétatif plus développé que chez le cerveau du « blanc », lui centré sur le cortex, zone reine de l’intelligence, n’est-ce pas. C’est argumenté avec un verbiage dont la mauvaise foi transparaît aujourd’hui avec évidence mais cela m’a fait penser qu’aujourd’hui le racisme a muté : l' »autre »du « visage pâle » qui était visé n’est plus seulement le visage sombre mais l’humain tout court dont le visage sombre fait partie. Une très belle image de Frantz Fanon compare le noir à une goutte de soleil emprisonnée sous la terre. Comment mieux dire que quelque chose d’archaïque, d’originel, de  matriciel se situe dans la mosaïque de peuples non 100% blancs ? Et que de s’en couper comme l’exclure revient à se mortifier. L’état actuel des sociétés européennes et nord-américaines en est la preuve éclatante. L’humain donc est rejeté, avec ce principe de nous couper de nos racines, du monde archaïque des origines, de la terre, pour nous faire rêver des stations orbitales qui nous permettront bientôt de coloniser l’espace. La science est toujours le bras armé de cette sottise qui passe pour de la super intelligence et dont, comme dans le racisme, le principe est d’invalider par avance la parole de l’autre « pas assez intelligent » pour comprendre. Les neurosciences ainsi nous expulsent aujourd’hui de nous-mêmes pour nous expliquer scientifiquement dans un jargon inacessible au profane que scientifiquement, nous ne sommes que de la biochimie neuronale fonctionnelle ; que nos esprits et nos émotions, que nos sensibles, ne sont que des effets de molécules – et il y a aussi des artistes et des penseurs pour s’émerveiller de cette pseudo découverte qui date de Démocrite (de quelques siècles avant JC donc) et y voir une poésie émouvante. Les neurosciences ont fait de nous des machines qui doivent fonctionner rondement pour un système économique destiné à fonctionner de la même manière. Un système d’engrenages où chacun n’est que la partie d’un tout, et donc où la notion d’individu se dissout dans celle de pièces détachées – et détachables. Avec une prétention éhontée fondée sur un déni de toute la pensée psychanalytique, la science a fait ainsi de notre colère un problème de transmission biochimique : un problème.  (lire en diagonales les ouvrages de Damasio, ce chercheur neurologue américain qui a découvert les raisons d’inventer le Prozac). Mais comment nous révolter sans colère ? Comment si le conflit est politiquement incorrect s’insurger ? Reste la dépression, forme de grève sauvage. C’est alors que les neuroscientifiques ont eut la géniale idée de fabriquer des molécules de synthèse, réparatrices. Le crétinisme mâtiné d’esprit de collaboration servile proprement scientifique ne me semble par avoir changé depuis 1935 mais s’être déplacé contre l’humain intime, cet autre de l’humain collectivisé et mutant consommateur ; contre cet indigène ou cet indien trop sensible que nous sommes quand nous échappons aux normes.].

I

Ce qui nous écrase, Frantz Fanon le montre sans le désigner nommément, a à voir avec la science y compris la soi-disant science économique. Si les économistes déclarent que le bien c’est une économie qui fabrique des richesses et des gens riches (de l’ascension sociale, pour le dire en langage social-démocrate), comment attaquer le système actuel ? Ecrasés nous sommes. Et ce qui nous reste, c’est de descendre en nous-mêmes. S’il est impossible en effet de se redresser, il est possible de descendre au fond et de rechercher l’issue autrement.

De dos : Sharif Andoura et Camel Zekri et en surimpression Frantz Fanon

Paroles contemporaines. Les textes mis en lecture et espace par Julie Ktretzschmar et Thomas Gonzalez procèdent pour le premier (La cicatrice d’Alain Kamal Martial) d’une descente bataillienne aux enfers de la psyché, et pour le second, d’un constat (La préface du nègre qui est une nouvelle tirée du Minotaure 104, de Kamel Daoud) d’impasse de l’Histoire qui mortifie toute possibilité d’histoires.

Les deux textes ont en commun de nommer la sensation d’être voué à la répétition, à tourner en rond, à ressasser voire bégayer. Sous le coup d’un trauma qui n’en finit pas de hanter et comme sans dépassement possible. L’avenir est un blanc informe et terrorisant qui fait du passé une terre rassurante aussi atroce ait-il été.

C’est Kamel Daoud qui nomme l’impossibilité d’écrire une histoire et le désoeuvrement des hommes après l’Histoire, tant l’Histoire est devenue un objet de culte qui bloque tout mouvement vers l’avenir. Un homme né après l’Independance algérienne est employé comme nègre d’un ancien combattant qui veut laisser à sa postérité le récit de ses faits d’héroïsme, qui avec l’âge ont pris des proportions mythologiques. Un faussé  sépare le « nègre » de ce vieux guerrier, celui de savoir lire et écrire, et même, de savoir raconter, faussé culpabilisant pour le premier puisque sans le second et sa guerre de libération, il n’aurait pas pu être éduqué comme il l’a été. Réciproquement, le soldat se méfie de l’écrivain, car pendant la guerre, les Français avaient infiltré les réseaux du FLN où se trouvaient des combattants qui avaient été dans les écoles françaises. Il y a eu des purges internes où tout intellectuel était visé. Décervelée, la Révolution a abouti à un vide, celui d’une Algérie figée. C’est ce que Kamel Daoud fait entendre. L’écrivain ne peut plus raconter d’histoire, dit-il, parce que l’Histoire a pris toute la place et que les histoires intimes manquent de grandeur. Mais le récit, mené de main de maître, et emmené avec une jolie liberté par Gurshad Shaheman, est en clin d’oeil : à la fin, le faux livre écrit par le nègre à partir des récits délirants du vieux est brûlé, laissant la place à d’autres bribes de récits. Les autres nouvelles du Minotaure 504 sont les récits que le nègre avait écrit à la place de celui de l’ancien combattant. Il y a là une structure qui rappelle de façon lointaine les Mille et Une Nuits, c’est-à-dire un emboîtement de récit, une manière de troubler les frontières entre le réel et la fiction, entre le narrateur et le lecteur. Mais il y a aussi une bifurcation, qui sort le livre du conte (tout en étant ressourcé dans la structure du conte), et qui l’amène vers une parole contemporaine individualisée où l’intime liée à la voix se singularise. Le moteur dramatique de ce texte étant pour beaucoup le conflit entre l’individuel et le collectif (et le mythologique).

[interview kamel daoud]

Avec Alain Kamal Martial, nous plongeons dans le magma intérieur infernal où la guerre prend forme. La cicatrice n’est pas un récit mais plus un poème symbolique. Et Bataillien, au sens où l’érotisme et la guerre sont montrées comme liés dans un fantasme de réaction à la vie. Le viol devient à la fois un vol de la vie (du feu sacré des mères) et un acte d’éradication des sources de vie. C’est une rythmique, pour un anti-mythe, un rituel d’exorcisme du mythe, du mythe comme machine à fabriquer du collectif, du mythe qui arme les bras. La voix ou le sujet qui parle est pris dans un tourbillon sanglant, d’appel au sang, au meurtre, à la vengeance des mères éventrées par  l’éventration de d’autres mères (et à travers ce geste, au meurtre de la source de vie) et en même temps cherche à s’extraire cette force centripète. La mise en espace accompagne ce mouvement de fond de l’écriture, cette obstination à s’échapper malgré les puissances collectives. Une vidéo montre un homme qui marche dans une lande, de dos, tandis que les murs de la salle sont couverts de mots du texte, d’écriture. Comme une logomachie qui encercle le sujet et dont il cherche à s’extraire. Ce n’est pas un récit donc. c’est un poème complexe qui évoque un père boucher (nourrir les groupes humains carnivores supposent déjà ce premier massacre, cette première rupture d’avoir le cosmos et le monde, et le texte insiste sur la machette qui sectionne les articulations des os), des machettes, le monde occidental qui se repaît de spectacles de massacres (c’est une phrase mais c’est nommé et cela résonne) ; enfin le monde des mères violées par les miliciens, qui sont asséchées par les miliciens qui leur boivent le lait. Texte magnifique, travaillé par la structure de la boucle, de la répétition, du ressassement et par une force de dépassement, par un désir de prendre la tangente. Le travail musical d’Aurélien Renoux qui improvise à la guitare électrique est travaillé de même, sans qu’il y ait résolution entre la boucle et la progression. Cela crisse, cela frotte, cela se cherche, et c’est déjà un mouvement d’échappée. Manuel Vallade, quant à lui, soutient avec la puissance d’acteur qui est la sienne cette langue pleine de chair, indécente même, en ce qu’elle éclaire comme le fantasme sexuel noir (de viol collectif, de jaillissement interrompu de sperme) s’articule à l’attirance la plus terrifiante pour l’acte de meurtre collectif. L’arme symbolique cependant du meurtre est ici cependant la même pour les moutons ou les boeufs du boucher que pour les hommes : une machette, instrument de castration littérale. Au plus profond de la psyché, se jouxte l’énergie sexuelle et l’angoisse de castration qui pour devenir supportable peut aussi se retourner en désir de castrer : mieux vaut castrer le premier que de l’être : tuer que de l’être, et c’est toute l’ivresse démentielle de la guerre qui vient de là.

L’impossible héritage. La question contemporaine, Derrida l’a beaucoup dit, a à voir avec l’héritage. Que l’on soit algérien ou français, pâle ou sombre, hériter de l’histoire, le faut-il et comment faire dans tous les cas ? Si l’on le rejette  pour ouvrir différemment une voie dans l’avenir, il y a cette complication que l’on devient des gens sans histoires, sans récits – c’est la question qui traverse La préface du nègre. Le travail de Julie Kretzschmar et de Thomas Gonzalez (fondé sur une installation plastique et non l’idée d’une scénographie) est axé sur l’écriture, sur sa mise en perspective – la création d’une chambre d’échos. Un réseau de câbles / tuyaux couvre le plafond  ramenant des images de chantier, des métaphores sur la circulation du sens, comme de façon ambivalente la sensation d’un horizon bouché. (d’un ciel même d’où tombe un goutte à goutte pour la première lecture, celle de La Cicatrice. Aucune résolution, aucune tournure didactique. C’est un travail qui nous passe des questions pour nous toucher là où c’est le plus souvent flou en chacun. Ce point où l’horreur de la guerre se dispute à l’envie de cette interruption de la vie normale que René Char a nommé dans Les Feuillets d’Hypnos et Bataille commenté (L’érotisme). Interruption de la vie normale euphorisante qui entraîne la suspension des histoires de vie singulières et leur affectation à la mythologie collective. La mise en perspective de ces deux textes fait d’un côté apparaître le tourbillon sanglant qui fait le fond de nos rêves  inconscients et de l’autre, la névrose ou l’empêchement à agir pour le monde ou pour soi – dans la mise en espace, la salle a été désorientée par un déplacement des gradins et un enfumage blanchâtre. Les deux vont de pair. Les deux viennent d’un héritage impossible à assumer.  Sans testament, comment continuer l’histoire ? Question qui n’est pas nouvelle depuis le XIXème siècle où les horreurs, s’enchaînant, ont peu à peu fait taire… L’expérience ne se transmet plus (la mémoire pourrit ou hante)…